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« Y a pu d’poissons dans l’lac… !! » Les trois lacs des Sœurs de Saint-Damien de Buckland, Bellechasse, Québec

Quelles ne furent pas ma déception et ma tristesse ce jour-là !

Enfant, je parcourais les rivières et les lacs de ma région campagnarde québécoise avec Henry, un vieil homme qui m’a initié très jeune aux secrets de la pêche, à la découverte des plans d’eau ainsi qu’à la manière de les analyser pour comprendre l’habitat de la truite mouchetée, la reine des rivières.

Pour nous rendre sur des lieux convoités ces jours-là, nous nous déplacions, Henry et moi, en calèche tirée par Jim, un étalon noir d’une allure majestueuse. Les rivières et les lacs de ce coin de pays abondaient en belles truites mouchetées. Il y avait une flore et des paysages d’une beauté tellement incroyable, c’était presque magique. Au centre du village se trouvaient trois lacs qui se déversaient l’un dans l’autre, alimentés d’une rivière à l’eau si limpide et si pure que nous pouvions la boire sans risquer d’être malades.

Le premier lac qui se déversait dans le suivant était traversé par un petit pont, sous lequel se trouvait une belle chute d’environ dix pieds de haut. 24 heures sur 24, durant toute la saison d’été – à partir de la fonte des glaces sur ces lacs et jusqu’à l’hiver suivant –, il était possible d’observer des centaines et des centaines de truites qui essayaient de remonter cette chute. Il y en avait tellement que nous aurions pu les attraper au filet (chose que je n’ai jamais faite bien sûr).

Et puis un jour, ma famille et moi avons quitté cet endroit de rêve pour nous installer en ville, loin de cette belle nature. Quelques années plus tard, nous avons quitté le Canada pour partir vivre en Europe et je pouvais dire adieu à ces moments de pur bonheur.

Durant mon séjour de plusieurs années sur cette terre européenne inconnue, l’instinct de pêcheur est resté présent en moi. La recherche de beaux plans d’eau dans la région où j’habitais, où les seuls semblants de montagnes étaient les anciens terrils de mines de charbon, est restée infructueuse au point que j’ai raccroché ma canne à pêche avec un gros pincement au cœur. Dix années ont passé sans que j’aie pu retrouver la magie que j’avais connue, et puis un jour, me voilà bien décidé à retourner vivre chez moi au Canada. L’idée de retrouver cette magnifique nature, les grands espaces, l’abondance des rivières et des lacs me rendait si fébrile.

Une fois les préparatifs terminés et la tournée d’au revoir aux membres de la famille complétée, me voilà monté dans l’avion. Après quelques jours passés à m’installer de nouveau sur ma terre, ma première destination fut le commerce pour me procurer mon équipement de pêche. Le lendemain, aux premières heures, me voilà enfin dirigé vers les trois lacs, au fin fond de la campagne où j’avais grandi. Les souvenirs de mon enfance avec le vieil homme remontaient en moi comme un torrent. Arrivé sur place, j’ai constaté rapidement que l’endroit avait quelque peu changé : le petit pont était différent, les arbres qui bordent les lacs avaient une drôle d’allure. Mais à cause de mon empressement d’aller voir les truites sauter aux pieds de la chute, je n’ai pas toute de suite remarqué l’ampleur des changements. Je suis arrivé presque en courant sur le pont, mon cœur battant très fort. Je me sentais aussi joyeux qu’un petit enfant qui descend les escaliers à toute vitesse pour voir les cadeaux que le père Noël a déposés sous le sapin.

Et là… !!! L’horreur m’est sautée aux yeux… Le pied de la chute où autrefois j’observais durant des heures et des heures les truites essayant de remonter la chute était maintenant rempli d’une

mousse brunâtre à l’odeur nauséabonde. J’attendais, le regard fixe rempli de larmes, de voir une truite prendre son élan pour gravir la chute, mais rien. J’ai regardé autour de moi, autour des trois lacs et j’ai vu que tous les arbres qui les bordent sont malades. D’ailleurs, la plupart sont déjà morts. Je ne comprenais pas ce qu’il s’était passé. J’étais tellement triste. Malgré tout, j’ai sorti mon matériel en me disant que peut-être les poissons se trouvaient maintenant au centre du lac. J’ai fait le tour des trois lacs et, je suis remonté jusqu’à la rivière qui alimente ces plans d’eau, mais rien ! Aucun signe d’activité de poissons. « Y A PU D’POISSONS DANS L’LAC » je me suis dit avec les yeux pleins d’eau. Après avoir rangé mon matériel dans le coffre de ma voiture, je ne voulais pas en rester là, je devais savoir ce qui s’était passé. Je me suis donc mis à la recherche de quelqu’un qui pouvait m’éclairer. Après une bonne marche dans les rues du village à la recherche d’une réponse, j’ai rencontré un homme d’un certain âge, un ancien fermier qui avait remis sa propriété à ses fils.

À ma question « que s’est-il passé ici ? », il m’a répondu que dans la région l’agriculture et l’élevage d’animaux avaient décuplé durant les dernières années. L’épandage de purin et les pesticides avait tellement pollué les sols et la nappe phréatique que pratiquement l’ensemble des ruisseaux, des petites rivières et des lacs avaient été atrocement touchés. Les poissons ont disparu. Maintenant, on peut en pêcher dans des zones où ils sont ensemencés.

Tous les ans, depuis mon retour, je retourne m’asseoir près de la chute. Je parle à mon ami, le vieil homme dans mon cœur, je me remémore les magnifiques souvenirs que j’ai de lui. Je le revois en train de m’apprendre comment réussir mes nœuds de ligne, comment et pourquoi remettre à l’eau certaines prises, comment identifier et respecter les différentes espèces de la faune si abondante qui existait avant à cet endroit.

Force est maintenant de constater que si l’homme ne change pas sa façon de vivre, sa façon de consommer, sa façon de respecter la vie et la nature qui nous entoure, il faudra des générations pour rétablir l’ordre des choses sur cette magnifique terre.

Merci vieil homme pour tous ces moments de joie et de bonheur que tu as gravé en moi.

J-M. D.