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Ombres de Flamants

Doña Maria raconte qu’on voyait des ombres ici. C’étaient des ombres des nuages qui se déplaçaient sur les salars, les dépôts salins qui peuplent le paysage d’Ollagüe, dans le Nord du Chili. Les nuages sont rares dans une région désertique et de haute altitude dont le taux de précipitations annuelles atteint 125 mm par an.

 

 

 

Salar d’Ascotán, vigognes et paysage volcanique (photo : F. Rivera, 2016) 

 

Doña Maria1 raconte qu’on voyait des ombres ici. C’étaient des ombres des nuages qui se déplaçaient sur les salars, les dépôts salins qui peuplent le paysage d’Ollagüe, dans le Nord du Chili. Les nuages sont rares dans une région désertique et de haute altitude dont le taux de précipitations annuelles atteint 125 mm par an.2 Cependant doña Maria me clarifie rapidement que ces nuages n’apportaient pas de pluie, mais étaient plutôt grandes volées de flamants qui dessinaient une ombre à la surface des salars. Depuis quelques années, leur nombre diminue et on ne peut plus les voir danser dans le ciel comme avant ni suivre avec le regard leurs ombres sur les lacs. Les flamants, aujourd’hui de petites taches roses éparpillées à l’horizon, se confondent avec les cônes de borax accumulés sur les berges.  

 

Les flamants ou parinas (Phoenicoparrus andinus) vivent dans les zones d’eau peu profonde, tels que le Salar de Ascotán (figure 1). Pourtant, les salars s’assèchent. L’exploitation du cuivre et du borax ont surutilisé l’eau sans une gestion adéquate et durable des aquifères. Leur destination principale fournit l’industrie, notamment celle de El Abra, dont une partie de la propriété correspond à la Corporación Nacional del Cobre (CODELCO)3, le géant étatique d’exploitation minière, connue comme le « salaire du Chili ».  

 

Le Salar d’Ascotán, situé à 3716 mètres d’altitude et en forme de triangle isocèle, est orienté vers le Sud-Est avec ses côtés d’environ 32 km de long et 17 km de large. Avec une surface du bassin de 1 757 km2, la superficie des lagunes atteint seulement 18 km2.4 À la fin du XIXe siècle, l’écrivain français André Bellessort s’enthousiasma par la beauté du paysage quand il arriva à Ascotán en traversant le désert sur le train qui connecte le port d’Antofagasta avec la Bolivie. Son émerveillement égale probablement son antisémitisme bien connu et son mépris des peuples autochtones de la région : « Ascotán, grande blancheur crue au milieu de montagnesfauves, déroule ses immenses lacs de borax. (…) Mais ce qui nous frappe surtout et nous enchante (…) ce sont les étangs, les lagunes d’eau salée, dont l’immobile azur dort surplombé par le versant des montagnes. (…) Ces petits lacs déposent sur les grèves, où ils ont l’air de bras de mer que se retirent, des ourlets d’écume cristallisée. Ce sont de purs bijoux étincelants ».5

Salar d’Ascotán, flamants et cônes de borax (photo F. Rivera, 2016)

 

Samuel Valdés, un ingénieur chilien envoyé par le gouvernement pour évaluer le potentiel minier de la région, s’impressionne également de la splendeur du paysage. Bien qu’il voie le salar en termes de ressources économiquement exploitables, il reste néanmoins surpris par sa beauté remplie de contrastes : « C’est un vaste manteau, une pampa, un véritable horizon de sel, qui cause toujours une impression agréable au voyageur (…). Au milieu de cette surface, uniforme comme le marbre et blanche comme la neige, on peut voir quelques îlots composés de petits rochers aux formes capricieuses, projetées par les volcans, et quelques sources d’eau plus ou moins grandes » (ma traduction).6

 

Le Salar d’Ascotán est divisé en deux parties distinctes, un secteur ouest caractérisé par des eaux de salinité et de composition variables, adaptées à l’usage humain et agricole, et un secteur oriental dont les eaux saumâtres sont au contraire d’une qualité inacceptable pour tout usage domestique ou agricole.7 C’est ici où Valdés a vu peut-être les ombres des nuages dansantes : « les sources sont d’eau saumâtre et si abondante qu’elles forment de grands étangs ou lagunes peuplés, presque toujours, d’un grand nombre de pariguanes ou flamants tropicaux, avec leurs taches roses au milieu de ce plumage aussi blanc que la pampa qu’ils habitent » (ma traduction.8 Abondance d’eau et de flamants, voilà le spectacle dont témoigne Valdés. Bellessort ajoute : « Ces lacs, prunelles du désert, nous regardent, nous suivent, nous hantent, vivent, infinis et charmants (…) au milieu, une vie de reflets qui s’anime, flotte, ondule, plonge, tremble, s’élargit, ce mouvement dans ce silence, rien de plus adorable ».9

 

Les ombres, indices de nuages, de flamants et donc de l’eau, disparaissent graduellement. Si tu vois de l’ombre, c’est un bon signe, explique doña María. Le Salar d’Ascotán, ces dernières années, n’est qu’une ombre de son passé.

 

Francisco Rivera                                                                                                                                

Ph. D. en archéologie

 

1 Nom fictif.

2 Risacher, F., Alonso, H., et Salazar, C. (2003). The origin of brines and salts in Chilean salars: a hydrochemical review. Earth-Science Reviews, 63, 249-293. doi:10.1016/S0012-8252(03)00037-0.

3 SERNAGEOMIN, Salar de Ascotán. Santiago.

4 Risacher, F., Alonso, H., et Salazar, C. (2003). The origin of brines and salts in Chilean salars: a hydrochemical review. Earth-Science Reviews, 63, 249-293. doi :10.1016/S0012-8252(03)00037-0.

5 Bellessort, A. (1897). La jeune Amérique. Chili et Bolivie. Paris : Perrin et Cia, Libraires-Éditeurs, pp. 220-221.

6 Valdés, S. (1886). Informe sobre el estudio minero i agricola de la rejion comprendida entre el paralelo 23 i la Laguna de Ascotán, presentado al Ministro de lo Interior. Santiago: Imprenta Nacional, p. 161.

7 Risacher, F., Alonso, H., et Salazar, C. (1999). Geoquímica de aguas en cuencas cerradas: I, II y III regiones - Chile. Convenio de cooperación DGA-UCN-IRD. Santiago.

8 Valdés, S. (1886). Informe sobre el estudio minero i agricola de la rejion comprendida entre el paralelo 23 i la Laguna de Ascotán, presentado al Ministro de lo Interior. Santiago : Imprenta Nacional, p. 162.

9 Bellessort, A. (1897). La jeune Amérique. Chili et Bolivie. Paris : Perrin et Cia, Libraires-Éditeurs, p. 221.