Notre collègue Rémi Savard a été recruté en 1966 par le département d’anthropologie de l’Université de Montréal, dès son retour de Paris où il avait fait son doctorat sous la direction de Jean Malaurie – un spécialiste des Inuits – tout en s’initiant à l’analyse structurale en suivant les séminaires de Claude Lévi-Strauss. Trois ans plus tard, Rémi est parti pour l’Université Laval où il a été professeur au département d’anthropologie jusqu’en 1975. C’est aussi à l’Université Laval que Rémi avait fait ses études de baccalauréat et de maîtrise (sociologie) à une époque où l’anthropologie n’était pas encore enseignée à Québec. Durant les premiers dix ans (1966-1975) qui ont suivi son retour au Québec, Rémi a passé une grande partie de son temps, à travailler comme anthropologue d’abord auprès des Naskapis du Labrador et ensuite chez les Innus – on les appelait alors Montagnais – de la Côte-Nord du Saint-Laurent. Sa thèse de doctorat avait porté sur la mythologie des Inuits mais dès le début des années 1970, Rémi s’est réorienté en se concentrant exclusivement sur la littérature orale des Innus auprès de qui il a recueilli des récits de mythes, de légendes et de contes. Grâce à son père arpenteur qu’il avait souvent accompagné dans les territoires nordiques alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, Rémi n’était pas un inconnu lorsqu’il est revenu dans les communautés autochtones de la Côte Nord à la fin des années 1960. Le jeune homme qui était devenu, entre temps, anthropologue a d’emblée noué une extraordinaire complicité avec les communautés innues.
Pour ma part, j’ai fait la connaissance de Rémi en 1972 alors que j’étais doctorant à l’Université Laval. C’est donc en tant qu’étudiant que j’ai appris, en suivant les cours de Rémi, le structuralisme qu’il appliquait avec une grande originalité d’interprétation à l’analyse des récits oraux – les atanukans– que des aînés innus (Pien Peters de Pakua-shipu et François Bellefleur de Unaman-shipu) lui avaient racontés, quelques années plus tôt, en langue innu-aimun. Je ne savais pas alors que j’allais vivre avec Rémi comme collègue pendant plus de trente ans au département d’anthropologie de l’Université de Montréal où il est revenu à l’automne de 1975. Tous ses collègues gardent de Rémi le souvenir d’un homme au franc parler, engagé sur le plan des problèmes de société et n’adorant pas du tout les questions d’administration qui lui apparaissaient triviales comparativement aux combats qu’il fallait mener, répétait-il, contre toutes les formes d’injustice.
Pour les générations d’étudiants qu’il a introduits à la pensée et à la culture des Premières Nations du Québec, Rémi était un grand professeur capable de les tenir en haleine lorsqu’il racontait, tel un acteur de talent, les victoires de Tshakapesh, le héros refabricateur de l’univers, les tours que le trickster Carcajou cachait dans sa manche ou les facéties de Kamikwakushit. Ce « clown » innu qui savait si bien tromper les Blancs faisait rire les étudiants aux éclats lorsque Rémi le mettait en scène. Le formidable conteur qu’était Rémi leur a ainsi fait découvrir, dans l’enthousiasme, la complexité et la grandeur de la mythologie des Premières Nations. Ses livres, Rémi les a d’abord joués, pourrait-on dire, dans ses classes avant de les mettre par écrit. Les étudiants n’ont probablement pas oublié l’étonnement qui était le sien lorsqu’il leur confiait ne pas comprendre pourquoi on accordait si peu d’importance dans nos universités et collèges à l’étude des mythologies et philosophies des Peuples Premiers d’Amérique qui avaient pourtant, soutenait-il, autant à nous dire sur la condition humaine que les grands mythes de la Grèce antique.
Dans La Voix des autres (1985) dans laquelle il présente une étude comparée des récits du héros Tshakapesh étendue à l’ensemble des nations de langue algonquienne, Savard a montré que Tshakapesh réorganise partout le cosmos en le projetant sur l’axe de la verticalité qui est celui des arbres, des viandes de chasse qu’on accroche aux branches et du corps des morts installés sur les échafauds. En reliant les rites de chasse aux rites funéraires et aux dispositifs aériens de sépulture, Savard défendait l’idée que ces dispositifs agissaient comme de véritables rampes de lancement qui permettaient à l’âme du gibier comme à celle des humains de quitter le monde d’ici-bas et de s’élancer vers la lumière où vit Tshakapesh et d’où ils reviennent ensuite dans l’espace du ciel sous la forme d’étoiles filantes. Rémi Savard aimait aussi présenter aux étudiants l’importance que les rituels occupaient chez les peuples chasseurs, notamment la consultation des esprits dans la « tente tremblante » – les Innus l’appellent « kushapatshikan », un mot qui signifie littéralement « ce qui sert à voir loin » – qui permettait, par exemple, à un groupe de chasseurs de se rallier autour d’une direction à suivre dans la poursuite du gibier. Rémi aimait rappeler que le rituel de « tente tremblante » observé par le jésuite Paul Le Jeune en 1634 était à peu près le même que celui qui avait encore chez les Innus plus de 300 ans plus tard.
C’est encore à partir des atanukans recueillis sur la Côte-Nord que Rémi Savard décrit, dans La Forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu (2004), les liens que l’organisation de la vie quotidienne des Innus entretenait encore, dans les années 1970, avec les grands mythes d’une société construite sur la chasse. Les anecdotes mettant en scène les héros culturels des Innus servaient en quelque sorte de prétexte à Rémi Savard pour parler de choses essentielles, de la philosophie de la vie chez les Innus, de leur histoire millénaire et de leur relation indissociable avec le territoire. En 1971, Savard évoquait dans Carcajou et le sens du monde la perte destructrice qu’a représenté pour les chasseurs innus la dépossession de leur territoire aux mains des compagnies et des gouvernements. Dans Carcajou à l’aurore du monde qu’il fit paraître en 2016 – une nouvelle version de son livre de 1971 –, Rémi a montré que ses constats s’étaient malheureusement réalisés.
Parallèlement à son travail de mythographe, Rémi Savard s’est engagé à partir du début des années 1970 dans la défense des droits des Premières Nations. En 1977, il lança un projet de recherche visant à recueillir les preuves d’une utilisation du territoire en calculant la part que les viandes de chasse occupaient dans l’alimentation des Innus. Pour le mythographe qu’il avait été jusque-là, ce fut le début d’un engagement qui n’a jamais cessé et qui s’est amplifié au fil des années. Aussi souvent que possible, Rémi se rendait présent pour soutenir les revendications des Premières Nations : on le retrouve au côté des manifestants pour le contrôle innu des rivières à saumon, lors des conflits provoqués par les morts suspectes de deux Innus sur la rivière Moisie et à l’occasion des contestations contre la construction des barrages. Dans la foulée de la parution de son livre Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui (1977), Rémi Savard s’est dédié à faire connaître par de nombreux articles qu’il fit paraître dans les grands journaux les conditions désastreuses dans lesquelles vivaient les populations autochtones du Québec. Dans les trois livres qui ont suivi – Destins d’Amérique : les autochtones et nous (1979) ; Le Sol américain : propriété privée ou terre-mère (1981) ; Canada : derrière l’épopée, les autochtones (1982) avec Jean-René Proulx – Savard a démontré un solide engagement politique qui s’est exprimé dans une prise de parole, aussi cohérente que forte, pour la défense des droits des Premières Nations du Québec.
Le professeur Rémi Savard laisse le souvenir d’un homme engagé, droit et honnête, qui a mis la science du grand intellectuel qu’il était au service de la justice. Les Amérindiens et plus spécialement la nation innue lui ont dit tout le respect qu’ils portaient à cet homme qui a été leur ami et leur défenseur. Au jour de la cérémonie d’au revoir en janvier 2020, ils étaient très nombreux à être venus dire que Rémi Savard a montré quel était le chemin pouvant conduire à la réconciliation entre nos nations. Rémi Savard a porté son savoir par-delà les murs de l’université sans jamais négliger son travail de professeur : il a été un grand formateur tout en s’engageant dans d’importants débats sur la scène publique.
Gilles Bibeau, professeur émérite, Département d’anthropologie
Pour une présentation des travaux menés par Rémi Savard, voir le numéro thématique de la revue Recherches amérindiennes au Québec XI, 1-2, 2010 édité par Sylvie Vincent et Pierre Beaucage (2010).