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Glaces : notes ethnographiques montréalaises

Glaces : notes ethnographiques montréalaises

Décembre avance, et toujours pas de neige. Et moi qui me promettais de belles randonnées à skis sur les sentiers du Mont-Royal ! La petite bordée, fin novembre, n’aura donc été qu’un leurre ! Si le plan A ne fonctionne pas, reste le plan B : aller patiner au Lac-aux-Castors, en haut du Mont-Royal. Après avoir vérifié l’état des lames, je jette mes patins dans mon sac, j’enfourche ma bécane et je monte cette grosse colline que nous aimons appeler « montagne » et avec laquelle j’entretiens, comme beaucoup de Montréalais, des rapports assez chaleureux (contrairement au fleuve, que nous avons droit devant nous et que nous ignorons complètement !). Devant le lac, partiellement gelé, et entouré d’écriteaux (DANGER), les souvenirs remontent, pendant que je chausse mes patins.

Arrivé de Québec en 1970 avec ma petite famille, nous avons découvert ce vaste espace boisé qui remplaçait pour nous les Plaines d’Abraham. L’été, c’était l’endroit idéal pour piqueniquer. Sur son sommet arrondi, à part le Belvédère et un vaste « Chalet », aussi prétentieux qu’inoccupé, il y avait / il y a un petit joyau : le Lac-aux-Castors : vaste mare peu profonde qui dégageait toujours assez de fraicheur pour nous faire oublier la canicule montréalaise. Des canards, des goélands, mais pas la moindre trace de castors, bien sûr. J’appris beaucoup plus tard que son nom provient des restes d’une cabane de castors mis au jour lors de vastes travaux de terrassement entrepris dans les années 1870 pour fournir du travail à des centaines d’ouvriers jetés sur le pavé lors de l’une des crises cycliques de l’industrie manufacturière montréalaise.

À compter de décembre, le flanc est de la montagne se prêtait fort bien à nos glissades en traîne sauvage. Aux environs de Noël, le lac était gelé dur et couvert de neige. Les responsables du parc en faisaient alors déneiger le pourtour, formant un vaste anneau de glace, pour le plus grand plaisir des patineurs. En tenant un enfant par la main, il fallait un bon quart d’heure pour en faire le tour. Ma compagne Elena ayant grandi sous des cieux plus cléments, c’est à moi qu’il revint d’initier Paul et Béatrice à cette activité alors incontournable pour les jeunes Québécois : le patin sur glace qui, pour les garçons, s’accompagnait d’un autre apprentissage indispensable, le hockey.

Détail important : comme les enfants – et leurs pieds ! – grandissent à vue d’œil, leurs robustes patins aux bottines de cuir devenaient presque toujours trop petits avant d’être usés. Il se développa donc à la garderie, puis à l’école primaire, des réseaux où les parents faisaient circuler les patins des aînés vers les cadets. À l’intention des structuralistes, il faut peut-être préciser qu’il s’agit d’un échange généralisé au sens lévi-straussien du terme, puisque la circulation en sens inverse est impensable. Parfois, un montant symbolique était versé : ma fille se rappelle encore que la première paire de patins que je lui achetai me coûta : UN dollar.

Le patinage au Lac-aux-Castors représentait un luxe, la sortie du dimanche. C’est sur des patinoires de quartier, extérieures ou parfois intérieures que se complétait l’apprentissage. Il y avait, bien sûr, les VRAIES pratiques et parties de hockey, à l’Aréna, avec l’équipe. Je me souviens que plus les patineurs étaient jeunes, plus il fallait se lever tôt : les « Atomes » de cinq à six ans, avaient leurs « temps de glace » aux aurores ! Mais il y avait surtout les innombrables séances informelles où les aspirants Maurice Richard devaient perfectionner leur adresse. Les pères devaient alors combiner les rôles d’entraineur, de partenaire et d’adversaire. Mon fils Paul eut tôt fait de me dépasser en habileté, tant sur patins que pour manier le bâton. Dès l’âge de douze ans, il n’avait plus aucun mal à déjouer le ‘défenseur’ assez lourdaud que j’étais avant de s’exclamer, sur un ton digne de René Lecavalier : « ET C’EST LE BUT ! » Je peux dire que dans nos rapports père-fils, l’accompagnement au patin-hockey joua un rôle important à cet âge crucial qu’est la préadolescence : pour les fils, c’était enfin un terrain où on pouvait se mesurer à armes (presque) égales.

Vrai mordu du hockey, mon fils en vint bientôt à préférer les patinoires intérieures, disponibles dès octobre. Il me fit remarquer que la glace, lissée et arrosée à chaque heure par la surfaceuse, y est de bien meilleure qualité que celle de l’extérieur, exposée aux caprices du temps. Je ne pouvais lui opposer que des considérations d’ordre esthétique : « Qu’y a-t-il de plus agréable que de glisser doucement sur la glace du Lac-au-Castor – ou, à défaut, sur celle du parc Saint-Viateur, plus proche – en respirant l’air froid, sous un grand soleil d’hiver ? »

Dans les années 1990, cependant, le temps devenait de plus en plus capricieux. Les dégels fréquents raccourcissaient la saison sur les patinoires extérieures : elles n’ouvraient plus qu’en janvier, et fermaient avant la fin de février. Celle du Lac-aux-Castor faisait face à des problèmes plus sérieux encore, puisqu’elle est sur l’eau. Il y a plusieurs années, lorsqu’une déblayeuse s’enfonça dans la glace trop mince, c’en fut fait de la patinoire sur les eaux du lac, victime du réchauffement climatique !

La technologie est venue au secours des amoureux du patin sur la montagne. Puisqu’on réfrigère les patinoires intérieures, pourquoi ne pas le faire dehors aussi? Une piste réfrigérée, en forme de huit, aménagée à côté du lac, est rapidement devenue un lieu de rendez-vous très couru. C’est particulièrement le cas pour les Néo-Québécois, adultes et enfants, qui viennent s’y initier à ce sport emblématique de la nordicité. En décembre, j’ai pu y observer : des groupes de ‘Français-du-Plateau’, qui comparaient leurs styles respectifs, un grand Antillais agrippé au bras d’une jeune Québécoise, une mère latino-américaine qui peinait à suivre ses gamins déjà experts et une famille élargie d’Asiatiques, braquant cellulaires et caméras sur la courageuse adolescente qui, seule du groupe, s’était risquée sur la glace.

Je peux dire qu’en décembre 2019, le manque de neige aidant, j’ai vraiment redécouvert la patinoire du Lac-aux-Castors. Avec un brin de nostalgie pour le vaste anneau tranquille qui entourait le lac gelé, mais avec une grande sympathie pour la foule bigarrée qui occupe désormais la glace.

Pierre Beaucage