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Historique

Histoire du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal

Dans cet essai, je m’attarderai plus longuement sur la valeur des expériences vécues plutôt que sur une comptabilisation froide de celles-ci. Nous verrons comment, depuis sa fondation, ce département a été imaginé, construit et transformé, autant par ses acteurs, que par ce qui l’environne et qui continue à le transformer. Le récit que je propose est, sans aucun doute, imparfait. Il découle directement de mon expérience personnelle de terrain et des discussions, surtout informelles, que j’ai pu récolter depuis la mise en branle de ce projet d’actualisation de l’histoire du département en 2018. Par « actualisation », je voudrais signifier l’effort porté sur une lecture contemporaine de notre histoire, tout en faisant bien attention de ne pas tomber dans le piège de présenter une simple chronique des évènements. En revanche, je dois admettre que j’aurais préféré vous partager cette histoire sous la forme d’une épopée, d’une grande traversée, ou d’un miracle, afin qu’au fil du temps, autant de versets puissent y être ajoutés, dans un format de transmission où le gage d’objectivité passerait par la reconnaissance de l’expérience vécue, plutôt que par la mesure d’une évolution dont les idéaux seraient prédéfinis selon une échelle de productivité aux allures faussement scientifiques. Il faut aussi souligner que plusieurs documents ont été perdus avec le temps. Chaque aménagement, chaque nouveau laboratoire a changé la géographie du département. Certaines boîtes de documents, déplacées à plusieurs reprises, semblent avoir disparu au cours de rénovations, malheureusement.

Prémisse (1958- 1968)

Jean Benoist et Guy Dubreuil ne se cherchaient probablement pas particulièrement quand ils se sont trouvés, mais le contexte de cette rencontre est en quelque sorte le germe de ce qu’allait devenir le Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, aujourd’hui lieu de grandes découvertes, où la collaboration entre les différentes disciplines est implicite à sa structure, ce qui lui vaut son caractère singulier parmi les départements d'anthropologie francophones. Cette singularité s’exprime d’ailleurs tout particulièrement lorsqu’on porte le regard du côté de l’Université Laval (fondé en 1966) et de l’Université McGill (1968), ou le corps professoral ne voulait, ou ne pouvait couvrir les quatre sous-disciplines en suivant une approche boasienne équilibrée. Il semble toujours avoir été souhaité que l’anthropologie à l’Université de Montréal ne constitue pas un domaine homogène et contenu, mais bien un espace diversifié et ouvert sur le monde, tout en demeurant attentif à sa propre communauté montréalaise. En Amérique du Nord, il fut le premier et demeure l’unique lieu de recherche en anthropologie, qui soit francophone et qui couvre l’ethnologie, l’archéologie, l’ethnolinguistique et la bioanthropologie.

La fondation officielle du département date de 1961, mais remontons encore un peu le temps afin d’y voir les rencontres qui allaient nous y mener. Natif de Montréal, Guy Dubreuil étudiait au Département de psychologie de l’Université de Montréal, nouvellement mis en place par le Père Mailloux, religieux de l’ordre des Dominicains et père de la psychanalyse au Québec. Selon Dubreuil, c’est justement le Père Mailloux qui est l’instigateur de cette idée d’un programme d’anthropologie, un programme qu’il voulait développer au sein du Département de psychologie. À cette même époque, Dubreuil rencontrait une Jamaïcaine qui vivait non loin dans son quartier, et qu’il épousera éventuellement. Comme il le dit alors : « C’est ce hasard qui détermina non seulement ma future orientation vers l’anthropologie, mais aussi le choix de mes recherches aux Antilles » (Dubreuil, 1998). Sous la tutelle du Père Mailloux, Dubreuil termina sa maîtrise et obtenu une bourse au Conseil des Arts du Canada, ce qui lui permit d’étudier en anthropologie à l’Université Columbia en 1951. Il se retrouve, quelques années plus tard, au Research Institute for the Study of Man (dorogé par Vera Rubin, Marvin Harris et John Murra), un institut dont la première vocation était l'étude des Caraïbes. Cette affiliation lui permit alors de faire deux terrains en Martinique, un premier en 1956 et un autre en 1958-1959. Son immersion dans la culture martiniquaise l’éloigna graduellement de la psychologie, ce qui l’a mené à demander un éventuel transfert au Département de sociologie.

À cette époque, Jean Benoist, médecin biologiste français, allait bientôt prendre le poste de chef de laboratoire à l’Institut Pasteur de la Martinique. L’octroi d’une bourse de l’institut lui donnait le choix de partir pour Saïgon ou pour la Martinique, afin de s’inscrire au certificat en ethnologie sous la tutelle d'André Leroi-Gourhan. Il souligne d’ailleurs que cet enseignement marque le début d’un ancrage réel avec les approches anthropologiques (Benoist, 2000). Ayant eu un enfant très jeune dans une France en piètre état et considérant le contexte de guerre en Indochine, il choisit de s’orienter vers Fort-de-France, en Martinique, où il devint chef de laboratoire avec l’intention de produire une thèse en anthropologie. Pour lui, « L’Institut était petit et peu prestigieux, mais nous y serions en sécurité » (Benoist, 2000). On voit ici comment les situations familiales, ou personnelles, ont une influence sur des décisions professionnelles et qu’une meilleure prise en compte de ces facteurs de la part des institutions serait un premier pas vers une approche plus humaine dans la production du savoir. Avant de partir pour la Martinique, Jean Benoist confia à Leroi-Gourhan son désir d’y produire une thèse en ethnologie en lien avec la religion. Enthousiasme auquel Leroi-Gourhan répondit :

« Étudiez plutôt les techniques de pêche. C’est une bonne façon d’aborder les gens. S’ils veulent vous parler de la religion, ils le feront bien à ce moment-là, mais si vous allez étudier la religion directement, ils ne vous parleront ni de la religion, ni de rien d’autre. » - (Benoist, 2000)

Une fois en Martinique, Benoist se joint au Research Institute for the Study of Man et rencontra Guy Dubreuil pour la première fois lors d’une conférence organisée à Fort-de-France. Marqué par la présentation de Dubreuil sur les structures de la famille en milieu rural, il dit « Il y montrait l’existence d’une structure familiale où l’une des figures possibles était celle d’une famille dont l’unité résidentielle était formée d’une mère et de ses enfants. Ce point de vue était très décapant à l’époque » (Benoist, 2000). En même temps, Benoist terminait aussi la collection qu’il mettait sur pied à Fort Saint-Louis, où il y exposait, en 1958, divers objets et techniques de pêche. « La pêche m’a inséré dans un domaine tout à fait extérieur à celui de l’Institut Pasteur et de la médecine. » (Benoist, 2000).

Pendant ce temps, à Montréal, Philippe Garigue, politologue d'origine franco-britannique, formé à la London School of Economics quittait l’Université McGill et devenait doyen de la Faculté des sciences sociales, économiques et politiques de l’Université de Montréal. Il participera largement au développement de la Faculté ainsi qu’à son rayonnement. On parle de lui comme d’un personnage charismatique et empreint d’une rigueur convaincante qui était « Toujours prêt à sortir de la tranchée, épée au clair et à commander la charge » (Benoist, 2000). Cette dégaine, qui semble lui être propre, en plus de ce vent nouveau qui soufflait sur le système d’éducation, fera de Garigue un acteur clé dans la mise en place, non seulement d’un département d’anthropologie, mais de plusieurs autres. Le genre de protagonistes que l’histoire semble produire quand elle en a besoin pour répondre à des circonstances particulières. Sur une période d’environ cinq ans, quatre nouveaux départements seront mis sur pied : anthropologie, criminologie, démographie, science politique ainsi qu’un certain redressement du Département de sociologie, qui ne comptait que quatre professeurs de carrière et un seul chargé d’enseignement. S’ajoutèrent, en 1959-1960, deux autres professeurs incluant madame Thérèse Belleau, qui fera l’élaboration des premiers cours d’anthropologie dans le Département de sociologie (Dubreuil, 1998). Le 23 janvier 1958, Garigue enverra une demande officielle au Recteur Mgr Irénée Lussier, annonçant la création d’un Département de socioanthropologie, ce qui marquera l’année 1958-1959 comme étant celle de la transformation du Département de sociologie en Département de socioanthropologie (Fonds E 100 F7, 1). Les entretiens positifs de Benoist avec Guy Dubreuil et la ferme proposition d’engagement de la part du doyen Garigue eurent raison du docteur Benoist, qui vint s’établir à Montréal en janvier 1960.

« Avec Guy Dubreuil au téléphone, durant les longues soirées glaciales de mon premier hiver canadien nous reconstruisions l'anthropologie. Nous étions en pleine harmonie. Dès l'automne 1960, un programme d'anthropologie a pu commencer dans le Département de sociologie; j'étais seul, Guy Dubreuil restant affecté au Département de psychologie. » (Benoist, 2000)

Il faut savoir qu’en 1958, le mouvement laïc de langue française demandait la déconfessionnalisation de tous systèmes québécois d’enseignement. Un an plus tard, le frère Untel publiera ses « Insolences », ouvrage dans lequel il argumente en faveur d’une réforme quasi totale du système d’éducation. Le gouvernement du Québec lancera alors une commission royale d’enquête sur l’éducation, la Commission Parent (1963-64), qui mènera à une certaine démocratisation du système d’éducation, ainsi qu’à la création des Cegeps qui remplaceront les « cours classiques » préalablement donnés par les ordres religieux. Membre de cette commission, Guy Rocher, professeur en sciences sociales au Département de sociologie de l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche en droit public, stipule que « Si le Rapport Parent demeure un essentiel référent de l’évolution sociale au Québec, c’est qu’il a incarné une double aspiration de son époque : celle de l’entrée du Québec dans la modernité et celle de la démocratisation de la société québécoise » (Rocher, 2004). Les choses devaient bouger vite et les possibilités semblaient infinies.

Benoist fut immédiatement nommé professeur adjoint au Département de socioanthropologie où on le chargea d’enseigner trois cours : paléontologie et évolution de l'homme; préhistoire et archéologie; et introduction à l'ethnologie (Bibeau, 1988). Fait intéressant, avant de pouvoir exposer pour une première fois le cours de paléontologie humaine, le cardinal Léger, figure de proue dans la société québécoise de l’époque voulant s’assurer que la religion continuerait à occuper une place dans le « nouveau Québec », publia lui-même une brochure sur l’origine de l’Homme et sur son évolution. Dans cette brochure, il stipulait ainsi qu’il allait cautionner l’étude de l’Homme par la science moderne tout en laissant à Dieu le mérite de sa création (Benoist, 2000). Garigue demanda alors le transfert de Guy Dubreuil qui, en 1960, faisait désormais officiellement partie du Département de socioanthropologie. En plus de vouloir réorganiser le programme selon le modèle à quatre sous-disciplines qu’il a découvert à Columbia, il enseigna entre autres les cours suivants: Éléments d’anthropologie; Grandes théories en anthropologie culturelle; Contacts et changement culturels (Dubreuil, 1998). Dubreuil et Benoist travaillèrent donc ensemble leurs visions d’un Département d’anthropologie et formulèrent une demande officielle de création auprès des membres du Conseil de la Faculté des sciences sociales. Cette demande fut appuyée à l’unanimité, incluant Garigue. Ils entreprirent donc une grande campagne de promotion de l’anthropologie qui bénéficia d’une attention particulière étant donné toute l’importance accordée aux enjeux de questions identitaires et culturelles au Québec. Ils se retrouvèrent à la radio et la télévision de Radio-Canada, jetant un regard anthropologique sur divers sujets et faits d’actualités (Dubreuil, 1998 ; Benoist, 2000). Ils contactèrent aussi leurs réseaux afin de trouver des professeurs compétents en anthropologie et en français, comme en témoignent leurs échanges avec Margaret Mead, professeure associée à Columbia (1954-1978) et présidente de l’American Anthropological Association. Naturellement, Dubreuil écoutera ses conseils.

Fondation du département (1961)

Malgré la mise en place du programme d’anthropologie en 1958-1959, l’enseignement ne débuta qu’en 1960-1961 (Morin, 2004). Seront embauchés à titre de professeur invité : Gilles Lefebvre (linguiste), de la Faculté des lettres et Paul Tolstoy (archéologue), tous deux formés de l'Université Columbia. Ils vinrent s’ajouter aux professeurs transférés depuis le Département de socioanthropologie : Albertus Trouwborst (ethnologue, d'origine néerlandaise) et Asen Balikci (ethnologue, d'origine bulgare). Bien que la structure du département soit calquée sur le modèle nord-américain à quatre sous-disciplines mis en place par Franz Boas à Columbia, le contenu des différents cours s’appuyait en grande partie sur le chapitre XVII de l’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss qui apparaissait dans un rapport publié par l’UNESCO en 1954. Intitulé : Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur, ce rapport a largement servi d’assise à la construction du tout premier programme mis au point par Dubreuil, Benoist et Trouwborst (Benoist, 2000), bien plus qu’ont pu le faire les programmes des départements d’anthropologie de Columbia ou de Chicago (Bibeau, 1988), école de pensée sociologique alors renommée depuis les années 1930. Ainsi, contrairement aux autres sciences sociales, en particulier la sociologie qui se pratiquaient au Canada dans les années 1950, l’approche anthropologique proposée se démarquait déjà de l’influence des théories et des méthodes alors très réputées de l’École de Chicago (Garigue, 1953). Selon Gilles Bibeau, une double conclusion s’impose: « [des visions plurielles, inspirées de Boas, Lévi-Strauss et Radcliffe-Brown, de l’anthropologie ont coexisté au commencement de notre département »; et, « [n]oust n’avons jamais constitué une véritable Columbia du Nord, du moins pas à l’origine, le modèle boasien ayant été modelé, à Montréal, par des éléments empruntés aux approches de Lévi-Strauss et [du Britannique A.R.] Radcliffe-Brown ». Il se produit « [une sorte de glissement depuis les perspectives de Lévi-Strauss et de Radcliffe-Brown vers celles de Boas » (Bibeau, 1988).

Au vu de tout ce matériel, on constate que les fondateurs étaient porteurs de diverses visions du type d’anthropologie qu’il convenait de mettre sur pied à l’Université de Montréal, des « [v]visions plurielles et contrastées qui se confrontèrent avant de s’intégrer dans un modèle qui emprunte, dans les faits, aux universités américaines, à Columbia surtout, et aux universités européennes, notamment à l’Angleterre et à la vision que Claude Lévi-Strauss se faisait de l’anthropologie, soit, ‘[les pieds sur les sciences naturelles, adossée aux sciences humaines et le regard vers les sciences sociales’ (1958 : 395) » (Bibeau 2011). Ce métissage des différentes disciplines et écoles de pensée est d’ailleurs toujours très présent au département.

Guy Dubreuil sera désigné pour être le premier directeur du Département d’anthropologie, un département alors situé au 5e étage du pavillon principal de l'université, aujourd'hui le pavillon Roger-Gaudry, nommé en l’honneur du premier recteur laïc de l’université. Le local V-540, ou « Laboratoire de muséologie », est d’ailleurs décrit comme une magnifique pièce aux allures de solarium qui servait autant aux étudiants qu’au personnel. On y exposait les différents objets à valeur ethnographique que rapportaient les chercheurs et autres donateurs. Ce lieu de rencontre a reçu aussi la collection de livres offerte par Marius Barbeau, figure importante de l’anthropologie au Québec et au Canada, en guise de soutien (Clermont, 1978). Il semble même que notre magnifique canot d’écorce atikamekw aurait connu cette pièce, exposé en étant suspendu au plafond. Au début de l’année 1961-1962, le département offre vingt-trois cours différents et dix étudiants y sont inscrits. En 1963-1964 le poste de direction passe à Jean Benoist et deux nouveaux cours sont créés pour le deuxième cycle. Rémi Savard, Gabriel Gagnon et Lionel Vallée, tout trois ethnologues, sont d’ailleurs engagés cette année-là. Le département compte alors quatre-vingt-huit étudiants et Lionel Vallée succède à Benoist dans sa charge de directeur. Cette croissance un peu forcée a des conséquences heureuses pour le département. L'absence d'un programme doctoral oblige en effet plusieurs Québécois à terminer leurs études supérieures en Angleterre, aux États-Unis ou en France, soit des parcours jadis assez traditionnels pour les Québécois souhaitant poursuivre de telles études dans des programmes non offerts ici. L'intégration ultérieure de ces individus enrichit ainsi le département, chacun rapportant une formation et une vision anthropologique différente. C’est par exemple le cas avec Stanley Aléong, Franklin Auger et Rémi Savard (Université de Paris), Pierre Beaucage (London School of Economics), Bernard Bernier et Lionel Vallée (Cornell University), Bernard Chapais et Michel Verdon (Cambridge University), Francis Forest (Université de Genève), Louise Paradis (Yale University). Cette hétérogénéité dans le recrutement a établi la tradition de sélectionner des candidats « différents » et d'agrandir les compétences scientifiques du département. Cela produit aussi un autre résultat: la grande majorité des recherches, et donc des cours offerts, ne sont pas orientées vers les sujets québécois. Sans ignorer le Québec, le département, dès ses débuts, a toujours cherché à offrir un enseignement « cosmopolite » (Lanoue 2011).

C’est en 1965 que le département accueillit ses premiers étudiants au doctorat et engagea de nouveaux professeurs comme Jacques Gomila (anthropologie physique), Jacques Bordaz (archéologie), Philip Smith (archéologie) et Franklin Auger (anthropologie physique). Franklin Auger fut d’ailleurs le premier professeur à avoir étudié l’anthropologie à l’Université de Montréal et à y avoir enseigné plus tard. L’année 1967 battra des records avec un total de cent quatre-vingt-huit inscriptions. À ce point, cinquante-cinq cours sont à disposition des étudiants, tous cycles confondus (Morin 2004). Bientôt, les efforts de Jean Benoist pour mettre en place un important terrain de recherche extérieur, le Centre de recherche caraïbe (en collaboration avec le département et le Research Institute for the Study of Man), allaient se concrétiser et attirer un grand nombre d’étudiants (Bibeau 2011).

Au cours de l’année 1968-1969, Guy Dubreuil reprenait le poste de directeur, période durant laquelle l’équipe s’étoffa avec la venue de : Gillian Sankoff, première femme et première ethnolinguiste au département; Yvan Simonis, Pierre Beaucage, Jean-Claude Muller et Gérald Berthoud (tous ethnologues). Toutefois, à la veille des années 1970, les étudiants de sociologie et d’anthropologie présentaient plusieurs revendications et réclamaient une révision complète des systèmes de promotions académiques accordées, des normes d’accréditation des cours préalablement suivis et une meilleure accessibilité aux 2e et 3e cycles. Un certain nombre de professeurs adjoints – Franklin Auger, Gillian Sankoff, Gabriel Gagnon et Rémi Savard – appuyèrent les étudiants en remettant en question la pertinence d’une structure où l’on demande aux étudiants qui envisagent la maîtrise de faire partie d’un laboratoire de recherche au département, quand bien même les professeurs n’avaient pas de latitude ou de moyens pour développer ces laboratoires. De plus, ces professeurs adjoints attendaient eux aussi les possibilités d’avancement académique qu’on leur avait fait miroiter et qui tardaient à se concrétiser. Tout ce branlebas de combat eut un large écho dans le milieu académique et força le doyen Garigue à « laver son linge sale en famille », comme le dirait l’expression.

Dans ce tourment, « l’affaire Savard » représente bien à quel point les transformations du département, comme du Québec, furent difficiles. Il est important de considérer le contexte politique de l’époque, soit la Révolution tranquille, afin de mieux comprendre les différentes idéologies qui s’entrechoquaient. En plus des différences entre fédéralistes et souverainistes, se présentaient aussi des oppositions entre modernistes, marxistes et structuralistes. Puisque le département demandait aux étudiants de participer aux différents laboratoires et que l’offre manquait, Savard réclama la création d’un laboratoire de recherche en études autochtones et la possibilité d’en faire une 5e sous-discipline. En effet, il y avait là un domaine bien présent au département, un champ dans lequel Rémi Savard s’était spécialisé et pour lequel il considérait qu’il faillait davantage investir en intégrant le plus de terrains et de chercheurs québécois possible. L’opposition stipule que le modèle boasien à quatre sous-disciplines se veut une approche plus large, soit par aires de recherche, et que la proposition de Savard représenterait un modèle de spécialisation par aires culturelles, ce qui ne s’alignerait pas avec la structure déjà mise en place. Les tensions ne feront qu’escalader et Rémi Savard en viendra à démissionner. Heureusement, les choses se calmeront et il reviendra parmi nous. Une anecdote raconte que le jour de la démission de Rémi Savard, en rentrant chez lui, Guy Dubreuil serait tombé sur une entrevue présentant Claude Lévi-Strauss à qui l’on demandait: « [d]’après vous, Monsieur, qui sont les jeunes ethnologues les plus brillants de nos jours, ceux que nous devons connaitre? » Lévi-Strauss répondait ainsi: « Il y a l’américain Ira Buchler, et puis un jeune québécois, Rémi Savard » (Leavitt 2010).

Bref, les tempêtes des années 1968 à 1975 laisseront un vide. Une pause probablement nécessaire afin de se repenser et de se projeter à nouveau. S’en suivra l’émergence d’une architecture nouvelle dans l’organisation de nos programmes, de la composition de notre banque de cours, des contenus théoriques de l’enseignement et de l’orientation même des laboratoires et des projets de recherche, tout en laissant une plus grande place aux débats étudiants (Bibeau 2011). Les sous-disciplines se solidifieront davantage, à l’image de l’archéologie, dont le détenteur du 2e doctorat du département, Norman Clermont, redéfinira complètement la discipline avec l’aide de Louise Iseult Paradis. Bernard Chapais et son laboratoire de singes feront du débat nature/culture en bioanthropologie un faux débat. L’ethnologie accueillera Deirdre Meintel, ainsi que Gillian Sankoff et Pierrette Thibault en ethnolinguistique. Bernard Bernier qui, en 2020, aura œuvré 50 ans parmi nous, nous a dit qu’au moment de son arrivée, en 1970, il entrait environ 30 étudiants par année au baccalauréat, ce qui aura évolué jusqu’à 250 inscriptions par année en 1990, avec l’expansion en maîtrise et au doctorat (Bernier 2014).

À partir de 1980, la crise du pétrole entraînera des coupures gouvernementales qui ralentiront considérablement les activités, mais cette décennie nous aura tout de même valu l’ajout de gens des plus inspirants. Sous la direction de Gilles Bibeau s’ajouteront Michel Verdon (ethnologie), Francis Forest (bioanthropologie), Kenneth Jacobs (bioanthropologie), John Leavitt (anthropologie linguistique), Claude Chapdelaine (archéologie) et Robert Crépeau (ethnologie). On constate que malgré le ralentissement économique, le département avançait bon train dans sa reconstruction, mais surtout dans ses idées. Malheureusement, nous détenons très peu de documents couvrant les années 1980-1990.

Il fait d’ailleurs chaud au cœur de constater qu’en 1991, une femme, Louise Iseult Paradis, allait être la première femme au poste de direction. Tous en parlent comme un vent rafraîchissant au département, une femme passionnée, avec qui il était agréable de travailler. Sous son mandat s’ajouteront Kevin Tuite (anthropologie linguistique), Daniel Pérusse (bioanthropologie), Guy Lanoue (ethnologie) et Mariella Pandolfi (ethnologie). C’est à Bernard Bernier qu’elle passera le flambeau en 1998. Il nous dit qu’au moment où il est devenu directeur pour la première fois, il y avait 750 étudiants au département, ce qui était énorme (Bernier, 2014). S’ajoutèrent ensuite à l’équipe Brad Loewen (archéologie) et Bob White (ethnologie). En 2002, une autre femme, Pierrette Thibault, prendra le poste de direction qu’elle occupera pendant deux mandats. Seront ajoutés alors plusieurs nouveaux professeurs, soit Marie-Pierre Bousquet (ethnologie), Ariane Burke (archéologie), Michelle Drapeau (bioanthropologie), Jorge Pantaleon (ethnologie), Isabelle Ribot (bioanthropologie), Adrian Burke (archéologie), Karine Bates (ethnologie) et Sylvie Fortin (ethnologie). L’ajout de plus de femmes au département était nécessaire pour se joindre (un peu en retard !) à la révolution sociale des années 1960.

Après la direction de Pierrette Thibault, Bernard Bernier reprendra le poste de direction de 2010 à 2014. Le département compte alors vingt-cinq professeurs auxquels s’ajouteront Ingrid Hall (ethnologie), Pierre Minn (ethnologie), Luke Fleming (anthropologie linguistique), Julien Riel-Salvatore (archéologie) et Christina Halperin (archéologie). Malgré les multiples levés de cours et manifestations étudiantes entourant le printemps érable de 2012, le département semble en harmonie avec ses étudiants. À partir de 2011-2012, un mouvement, les « Carrés rouges », s’opposait à une hausse des frais de scolarité en demandant la gratuité scolaire pour tout le système public québécois. Le mouvement rassembla beaucoup plus que les étudiants et prit une telle ampleur sociale que le gouvernement provincial adopta une « loi spéciale » qui allait justifier plusieurs arrestations arbitraires dans la ville, et ce, jusque dans notre établissement. Le recteur lui-même avait fait la demande d’une présence policière sur le campus, initiative qui fut grandement désapprouvée de la part des professeurs et de leur syndicat (SGPUM). Ces quelques années ne furent certainement pas de tout repos pour le département, mais il semble que cela ait permis de rendre visible la solidarité entre les acteurs du département : chercheurs, étudiants et professeurs. En 2014, et dans un climat politique moins agité, c’est Guy Lanoue qui prendra le poste de direction, qu’il continue d’ailleurs d’occuper pour un 2e mandat depuis 2018. Pour finir, Christian Gates St-Pierre (archéologie), Iulia Badescu (bioanthropologie) et Katherine Cook (archéologie) sont les dernières personnes à avoir rejoint le corps professoral.

L’année 2015 accueillera avec grand bonheur la mise en place d’un réel programme d’études autochtones tenu par Marie-Pierre Bousquet. Il est par contre possible de témoigner de cette volonté d’offrir des cours en lien avec différents groupes autochtones à l’Université de Montréal depuis aussi loin que 1948. Toutefois, disons qu’à l’époque, la visée de cette formation était considérablement différente. Le certificat d’anthropologie amérindienne comprenait un cours d’ethnologie/archéologie, un cours de linguistique couvrant différents dialectes, un cours de géographie du territoire amérindien, un cours de santé/bien-être/législation et un dernier, sur l’hygiène missionnaire, mais pour lequel il n’apparait pas de description (heureusement!). On comprend plutôt rapidement que cette formation avait pour but de mieux outiller les missionnaires, mais aussi que le baguage des anthropologues de l’époque comme Rousseau, Barbeau et Tremblay, était d’une grande valeur. Certains étudiants produiront des documents ethnographiques importants, présentés comme suivant les « techniques ethnologiques modernes » de l’époque; par exemple, Marcel Rioux, sous la direction de Jacques Rousseau, recevra la mention de très grande distinction pour sa thèse portant sur les Iroquois du Canada et des États-Unis, en 1951.

Quand le Département d’anthropologie a vu le jour (1961), Asen Balikci, aussi un ancien élève de Mead, mit en place plusieurs cours sur les groupes autochtones, ainsi que des cours d’ethnocinématographie. Il s’occupera du groupe de Recherches nordiques, au sein duquel participeront activement Rémi Savard, Gabriel Gagnon et Franklin Auger, et dont la croissance semble avoir été entravée au tournant des années 1970. Heureusement, cette volonté fut réarticulée dans les contextes plus favorables, ce qui nous permet aujourd’hui d’avoir accès à plusieurs cours couvrant les quatre sous-disciplines et à des opportunités d’échanges et de stages sur plusieurs terrains.

Le département m’apparait en fait comme une plaque tournante où les savoirs viennent de partout dans le monde. Le site internet du département présente d’ailleurs tous les terrains auxquels les étudiants et les professeurs sont reliés autour du globe, ainsi que les chercheurs et les professeurs associés.[1] Dans les quatre dernières années seulement, trois découvertes d’envergure mondiale ont été réalisées. En 2015, l’équipe de Julien Riel-Salvatore démontrait que l’homme de Neandertal a disparu des milliers d’années plus tard que ce que nous pensions et Michelle Drapeau participait à la découverte d'une nouvelle espèce humaine, l'Homo Naledi. En 2017, Ariane Burke et son étudiante Lauriane Bourgeon démontraient que le plus vieux site d’occupation humaine au Canada remonte à près de 8 000 ans plus tôt que ce que la science savait jusque-là. Aujourd’hui, le département compte un grand nombre de spécialisations et la multitude des laboratoires présents sont actifs et couvrent aussi bien les champs classiques de l’anthropologie que ceux plus récents comme l’anthropologie urbaine ou les relations interculturelles. Cette plaque tournante représente un point de rencontre pour les anthropologues et les chercheurs provenant de différentes disciplines, ou d’autres continents. Le département dépasse alors largement son simple espace physique. Un pied ici et l’autre ailleurs dans le monde, ce lieu de rencontre permet une lecture plus globale des derniers avancements, plus pointue de la diversification des méthodologies possibles et rend compte de l’avantage d’une structure qui incite à leurs interactions. L’Université de Montréal pourrait d’ailleurs considérer davantage les savoirs qui circulent au sein de notre département quand vient le temps de déployer différents projets censés favoriser la transdisciplinarité, l’interdisciplinarité ou la pluridisciplinarité, termes d’actualité qui n’ont par contre rien de nouveau pour l’anthropologie.

On ne pourrait terminer ce récit sans souligner les différents chargés de cours, à l’exemple de Gérard Gagné, Robert Larocque, Jean-Michel Vidal qui auront enseigné plus de vingt ans parmi nous. Roland Viau, après avoir enseigné vingt-sept ans au département, dit même avoir enseigné à plusieurs professeurs en activité au département comme Michelle Drapeau, Sylvie Fortin, Adrian Burke et Christian Gates St-Pierre. Il faut aussi reconnaitre tout le travail qu’aura fait le personnel administratif pour le département, tel que Lise Duplessis, Claude Archambault, Françoise Crassard, Francine Yelle, Francine Pigeon, Andrée Dufour, Marc-André Dubée, Jean-Pierre Lefebvre, Thérèse Aubry, Suzane Girard, Diane Keating, Ginette Simard, Joanne Lynch et Hélène Muller, ainsi que les graphistes Lucien Goupil et Marcel Smits. Nous n’oublierons pas non plus les techniciens de laboratoires comme Jean Prud’homme en primatologie, Pierre Corbeil et Christian Bélanger en archéologie, François Beaudet en ethnocinématographie et Tadeusz Chwojka, Thadeus Twarecki et Jacqueline Fry en muséologie. Tous ces gens ont contribué à leur façon à faire du département ce qu’il est devenu aujourd’hui en y travaillant pendant près d’un demi-siècle, sans oublier l’équipe actuelle qui continue cette tradition d’engagement.

Tel que mentionné au départ, ce récit est imparfait. J’aurais voulu n’oublier personne considérant qu’ils ont tous participé à leur manière à faire du département ce qu’il est aujourd’hui. J’aurais voulu leur rendre la pareille, même si pour certains, je n’aurai rencontré que leurs fantômes, dossiers de poussières virevoltantes d’excitation à l’idée d’être consultés. Mais ce texte se serait alors transformé en une liste exhaustive et sans histoire. À tous ceux qui se verraient concernés, j’espère que vous saurez me pardonner et ne me hanterez pas sur plusieurs années. Nous sommes bien conscients que vous aurez tous participé, et participez toujours à, non seulement, tenir les voiles de l’anthropologie ici, mais à nous partager vos expériences savantes, afin qu’à notre tour nous puissions aussi partager le savoir de tout ce vécu, ou le début d’une grande épopée.

Roxane Archambault
Étudiante au département
(avec remerciements à Amal Idris-Haroun, Christian Gates St-Pierre &Thomas Lecomte)

Bibliographie

Bibeau, Gilles (1998) « La fascination de la marge: itinéraire intellectuel de Guy Dubreuil », in N. Clermont (éditeur), Histoire et anthropologie, Montréal: Département d'anthropologie, p. 63-76.

Bibeau, Gilles, avec Yannick Boucher et Thomas Gottin (2011) « L’âge des commencements : récit d’origine du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal » p.18.

Clermont, Norman (1978) Rapport : La recherche au Département d’anthropologie 1970-1978. Archives du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal.

Clermont, Norman (1970) L’anthropologie a vingt ans : ce n’est qu’un premier départ. Archives du Département d’anthropologie.

Crépeau, Robert (2004), « La réception du structuralisme Lévi-Straussien au Québec », Cahier de l’Herne, Lévi-Strauss 82, 387-395.

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Fond E100, Annuaires de la Faculté des sciences sociales, économiques, et politiques. Microfiches. Division des archives de l’Université de Montréal.

Fond E100 Correspondance du doyen de la faculté des sciences sociales, économiques, et politiques. Microfiches. Division des archives de l’Université de Montréal.

Références Web :

Département d’anthropologie de l’Université de Montréal

www.anthro.umontreal.ca

Les Possédés et leurs mondes,

Bernard Bernier:

https://www.youtube.com/playlist?list=PLem2YGGkt1Cu-Qg7bDtuzdcUsdlhWe253

(Consulté en juillet 2018)